Nicolas Mathieu et Arnaud Bornens- Co-founders & Managing Partners of Everswing I Systémiciens - Executive coaches - Superviseurs - Auteurs - Conférenciers
On définit « l’organisation » en analyse systémique stratégique comme étant le produit de ce que les gens disent ou font ensemble. A ce titre, l’organisation ne se confond pas avec sa structure visible qui n’en constitue que l’émergence. Ainsi l’organisation est constituée par les interactions entre des individus qui échangent de l’information. Selon l’expression célèbre de Gaston Bachelard, « au commencement est la relation ». On observe enfin que de façon rétroactive, la structure explicite de l’organisation, c’est-à-dire l’ensemble des règles, des organigrammes et des processus qui régissent sa vie propre et son rapport au monde, définit en grande partie les modalités relationnelles elles-mêmes, en leur fournissant un cadre puissant et les rituels nécessaires à leur déploiement. Dès lors, nous pouvons rendre compte de la construction sociale d’une organisation comme issue d’un processus constant et rétroactif selon lequel les modalités relationnelles permettent la construction d’une culture implicite qui elle-même pourra laisser émerger une structure explicite qui garantit le cadre des modalités relationnelles consubstantielles à l’organisation elle-même.
C’est dans ce cadre paradigmatique qu’il convient d’envisager l’accompagnement systémique de la transformation des organisations.
Par ailleurs, au titre de la seconde cybernétique qui postule que l’observateur est nécessairement un acteur, toute action de diagnostic ou d’audit, fait intégralement partie du processus de changement et produit des transformations par son existence même. Dès lors, nous pouvons envisager un processus d’accompagnement de transformation de l’organisation qui prenne en compte les conséquences logiques de l’analyse systémique en adressant les trois dimensions que sont les modalités relationnelles, la culture implicite et la structure explicite.
Le premier enjeu pour l’intervenant est de mettre en place un contexte favorable à un travail sur les modalités relationnelles dans l’organisation. Pour rappel, un système relationnel est constitué par des acteurs en relation, c’est-à-dire qui échangent de l’information. L’ensemble de ces informations échangées dans le temps, produit un récit, une histoire commune. Cette histoire commune produit une appartenance et une frontière (on sait qui fait partie du système et qui n’en fait pas partie !). De cette appartenance et grâce à cette frontière, émerge une identité revendiquée. Enfin, le récit ainsi co-construit est orienté vers une finalité partagée (a minima celle de la survie du système).
Dès lors, dans la perspective d’une transformation, l’intervenant doit d’abord penser en termes de « système pertinent » : quelles sont les limites et les frontières des acteurs concernés à réunir dans le cadre du travail sur la nouvelle organisation ? La question n’est pas triviale. Elle touche aux appartenances et aux identités du collectif, mais également à celles de chacun des acteurs concernés. En effet, les acteurs concernés par la transformation ne sont pas à l’évidence des organigrammes.
Une fois le « système pertinent » défini, il sera utile de prendre en compte la nécessité de l’accompagnement d’un processus de deuil symbolique pour chacun des acteurs concernés ainsi que pour l’ensemble du système relationnel lui-même. Ce processus, quel que soit sa forme, devra honorer le passé, se confronter à la perte inhérente à tout changement sur un nuancier émotionnel large, proposer le récit co-construit d’apprentissages singuliers et collectifs. Cela suppose pour l’intervenant de qualifier les représentations, les normes et les structures en usage : ce que l’organisation appelle « problème » aujourd’hui, a été de la solution hier, désormais obsolète ou inadaptée au nouveau contexte.
Ce travail impose de réunir l’ensemble du système pertinent et de travailler en commun afin de garantir le maximum d’échange d’informations, condition sine qua non de la possibilité de voir une nouvelle identité émerger, issue d’une histoire partagée. Le récit autobiographique est une construction permanente de l’identité.
Il sera dès lors possible de favoriser la levée des normes implicites, des non-dits, des rumeurs, des secrets, des évidences non-verbalisées, qui constituent la charpente de toute organisation. Ces échanges d’informations supposent un cadre permettant la confrontation et la créativité. En effet, puisqu’il s’agit de rendre public ce qui est intégré implicitement, ce processus active mécaniquement une résistance du système qui cherche à conserver son homéostasie, c’est-à-dire son équilibre initial, gage de sa survie. Cette confrontation des représentations et des récits en usage, suppose deux conditions : la parité des acteurs et leur responsabilisation.
Le rôle de l’intervenant est donc de garantir un espace de parité, c’est-à-dire d’égalité dans la différence, pour ces échanges. Sans parité, la confrontation est rendue impossible par le rappel de la norme qui sera activé par la hiérarchie dès que la tension commencera à se faire sentir. De plus, chaque acteur doit être responsabilisé : on peut faire ou dire ce que l’on veut, mais il faut accepter d’en assumer les conséquences. Rien de ce qui est échangé n’est gratuit. Cette responsabilisation suppose de travailler sur le présent et non pas sur le passé. Dans le passé, il n’y a que de la culpabilité et que la possibilité d’émergence de boucles symétriques de type accusation-justification qui ne peuvent mener qu’à l’impasse relationnelle. Ainsi, le rôle de l’intervenant sera de focaliser les échanges systématiquement sur les conséquences relationnelles de ce qui est échangé par les différents acteurs.
Ce travail de renégociation des normes et de confrontation des représentations va favoriser l’émergence d’une nouvelle culture, récit polysémique produit par le tissage de fils multiples des récits individuels et collectifs laissant apparaitre peu à peu un motif original.
Chaque individu pourra négocier sa propre appartenance et se responsabiliser dans son identité d’acteur. La construction d’un récit commun permet ainsi à l’organisation de passer « du chaos au cosmos1» (Piaget, 1977, p. 7). Cette construction émerge d’une confrontation des récits individuels et des expériences collectives. Il s’agit d’un processus permanent, fait de négociations et d’altérations réciproques. La représentation sociale prend corps par la relation ; selon Ludwig Wittgenstein, le langage individuel n’existe pas.
Dans tout groupe, un univers commun de significations et de conventions, « une ontologie commune2» (Gergen, p. 148), se cristallise par les répétitions et les routines des mots et des tournures employées pour parler de soi et d’autrui. D’une façon générale, les représentations sociales ont donc d’abord été considérées comme la construction d’un savoir commun aboutissant à un ensemble de règles permettant de rendre compte de l’interaction des individus au sein d’une société donnée.
Ainsi, chaque individu doit se positionner par rapport à ces règles communes, ce qui permet d’identifier des divergences individuelles3 (Flament, 1999).
Alors seulement, il sera possible de travailler sur la mise en place de la nouvelle structure explicite de l’organisation qui en constituera la partie émergée et visible. Il s’agira de mettre à jour les conséquences relationnelles des normes renégociées et des nouveaux récits en usage. Cela se traduira par la nécessaire remise à plat des droits et devoirs des différents acteurs les uns vis-à-vis des autres. Le travail sur les redevabilités trouve ici tout son sens s’il est conçu comme un processus permanent et non pas comme une donnée ontologique sous peine d’obsolescence quasi immédiate, surtout dans des périodes de transformation qui supposent des adaptations et ajustements rétroactifs permanents. Enfin, il faudra redéfinir et ré-instituer la structure organisationnelle et la hiérarchie dont le rôle régulateur est primordial pour la survie du système lui-même. Ce rôle hiérarchique se comprenant comme la capacité à garantir des contextes pour les acteurs dans lesquels chacun puisse se responsabiliser par rapport à la norme et choisir d’y consentir … ou de la transgresser.
Ces représentations sociales, ces récits ainsi renégociés et co-construits, sont ainsi « subjectifs d'un point de vue ontologique », mais « objectifs d'un point de vue épistémologique » Autrement dit, ils ont besoin de pratiques humaines pour continuer d’exister, mais ils produisent des effets universellement reconnus. Ces récits qui nous construisent sont performateurs : ils disent ce qu’ils font et ils font ce qu’ils disent.
Constructivisme, contructionisme social, organisation, culture, système.
Systémicien et superviseur, Nicolas enseigne l’approche systémique à Paris 8 et Ste Anne. Historien, il a commencé sa carrière en créant deux sociétés d’offres numériques puis en dirigeant les opérations d’un groupe de marketing international et de conseil.
Systémicien et superviseur, Arnaud enseigne à la Sorbonne l’approche systémique du changement au sein des organisations. Il a accompagné de nombreuses restructurations en entreprise en qualité d’Avocat au Barreau de Paris puis de DRH.
Ils sont les auteurs de La logique de l’acouphène.
1 Piaget, J. (1977). La construction du réel. Neuchatel : Delachaux et Niestlé.
2 Gergen, K. G. (1999/2001). Le constructionisme social. Une introduction. Paris : Delachaux et Niestlé.
3 Flament, C. 1999. « La représentation sociale comme système normatif ». Psychologie et société, 1, 1, pp. 29-53.
Publié en Mai 2022.